Voyage du 1 au 7 avril 2014 : Rotterdam – Dublin – Waterford – Coork – Rotterdam.

Le Samskip Express est un porte-container de 141 m. de long et 22 m. de large, qui jauge 7852 tonneaux. L’équipage est composé du capitaine, de l’officier en second, du navigateur, d’un ingénieur en chef, d’un ingénieur en second, d’un quartier-maître, et de six hommes d’équipages, soit douze hommes en tout, plus le cuistot. Il peut accueillir 3 passagers au maximum (une cabine simple et une cabine double ). Il fait toutes les semaines le trajet Rotterdam – Dublin – Waterford – Cork, et retour à Rotterdam, sous pavillon d’Antigua-et-Barbuda.

31 mars
Météo : soleil voilé au départ de Genève, idem aux Pays-Bas. Un peu trop chaud pour courir avec ma super-valise Samsonite….
Plutôt que de prendre un avion Genève-Rotterdam, qui part et arrive à des heures impossibles, avec même des escales de plusieurs heures selon les compagnies, je réserve des vols Genève – Amsterdam et Amsterdam – Genève, à des heures de chrétien, et je me dis que je ferai les trajets Amsterdam – Rotterdam en train, il semble y en avoir sans arrêt et ça ne dure pas beaucoup plus qu’une heure.
Vol KLM de Genève à Amsterdam sans problème, sauf le café hollandais, qui rappelle beaucoup de choses, mais pas du café ! Avec un biscuit aux céréales complètes issu probablement des surplus de la Grande Guerre..
Train d’Amsterdam à Rotterdam : un peu difficile de s’y retrouver dans l’aéroport de Shiphol et de prendre le bon ticket pour le bon train qui va dans la bonne direction, mais j’y arrive et un vrai aventurier ne s’abaisse pas à demander des renseignements aux mecs des renseignements! Je me rends compte en arrivant à La Haye et à la tronche d’ahuri du contrôleur que j’ai un billet pour un train rapide, mais que j’ai pris le tape-cul régional !
Pas grave, il me remet sur les bons rails et je finis par arriver à Rotterdam vers 13h00.
J’ai téléchargé une carte du bled sur mon Iphone et fort de mon sens de l’orientation légendaire, je me lance à pieds vers l’hôtel, qui n’est pas à plus de 500 mètres. Effectivement, je tombe dessus sans soucis, juste un peu transpirant, cette Samsonite est décidément assez lourde….
Après un petit temps de « rétablissement », comme on dit dans l’armée suisse, je me lance à la découverte de Rotterdam.
C’est une ville immense, très aérée et très aérienne : des tours partout, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Par endroit, on se croirait à Manhattan, et à d’autres, à Sarcelles. On dirait qu’on a donné libre court à une bande d’architectes comprenant des futuristes, des disciples de Le Corbusier, des qui auraient fumé la moquette et des en train de faire faillite ! Le résultat est absolument étonnant et à vrai dire assez sympa. Il y a beaucoup de monde, de toutes les couleurs, mais le climat est très détendu. Les rues piétonnes et leurs boutiques feraient pleurer certaines de nos compagnes, les pistes cyclables feraient pleurer nos écolos ! C’est le royaume du vélo, mais du vélo vieillot et fonctionnel; on ne voit pratiquement aucun scooter, donc paradoxalement, on a moins le sentiment de la circulation oppressante qu’à Genève. Il y a bien entendu mille choses à voir en particulier au niveau architectural et culturel, mais je n’ai guère de temps, je choisis d’aller voir le vieux port et de renifler l’air de la mer.
Rotterdam.
J’ai pris un tram en quittant l’hôtel, mais sans ticket, car il n’y a pas de distributeur de tickets aux arrêts. Mon surmoi me fait descendre à l’arrêt suivant. Bien m’en a pris, sans doute, car je me suis rendu compte par la suite qu’il y avait presque toujours un contrôleur dans le tram. D’une très longue explication en hollandais placardée dans l’abribus et du comportement des gens qui montent et descendent et « pointent » à chaque fois devant un lecteur optique, je comprends qu’il y a des cartes à acheter et je me dirige vers l’office du tourisme, qui est certainement un fournisseur possible.
En chemin, je m’envoie une assiette de spaghettis carbonara dans un restaurant italien : il est 15h et je commence à avoir une sacrée dalle ! Ville merveilleuse où tu peux manger quand tu as faim, pas quand le cuistot te fait l’honneur d’être disponible…
En cheminant dans les zones piétonnes, je finis par arriver à l’Office du tourisme. Je comprends que pour utiliser les transports en commun, il faut un abonnement ou une carte journalière : la notion de ticket semble un total anachronisme dans cette ville. Je repars avec deux cartes journalières qui me donnent accès à tout, y compris le métro, et en route vers le vieux port.
Les trams eux-mêmes sont un peu vieillots, mais la signalétique et le système d’information en temps réel sont ultra-modernes; très facile donc de se déplacer, surtout si on a un plan des lignes.
Je me promène dans le vieux port et je prends quelques clichés des bateaux d’autrefois – retapés avec plus ou moins de bonheur – avec mon I-phone (pourquoi ai-je laissé mon appareil de photos à l’hôtel ??). Je me retrouve au bord d’un des bras de la Meuse (large comme deux fois la Rade ) et je commence à sentir l’air du large et à voir passer des « bateaux », comme dirait Sandrine : péniches, navettes pour touristes, vedettes de la police fluviale, mais pas de navires marchands, nous sommes loin des terminaux du trafic international. Je reste là un bon moment, à flâner sur ces quais aménagés sans excès, puis je rentre à l’hôtel en tram.
Repas du soir au restaurant de l’hôtel : la cuisine hollandaise est à l’aune de ses cousines allemandes ou scandinaves : mélange saugrenu de choses qui sont souvent bonnes en soi, mais dont le mariage avec d’autres donne des résultats peu convaincants. Je passe sur l’entrée « beignets de crevettes maison » (se méfier du qualificatif maison si on ne connaît pas la maison !!!), une sorte de pâte de crustacés enfermée dans des beignets durs et trop cuits, accompagnés d’une salade mixte qui contient notamment une grosse tranche de concombre sucré et du cresson de fontaine. A suivre, un tenderloin que j’ai commandé « saignant, as the French say », ce qui se traduit, je l’apprends, par rare, les autres possibilités étant medium et well done. Je suis inquiet du résultat, mais agréablement surpris in fine, ce tenderloin est délicieux et sa cuisson parfaite. Il est accompagné de frites grosses et molles, de brocolis trop cuits et d’une salade mixte qui contient notamment une grosse tranche de concombre sucré et du cresson de fontaine. Comment ? Ah oui, c’est bien la même salade qu’on me sert une deuxième fois !
Après deux vrais expresso et deux clopes sur le trottoir, je monte dans ma chambre et je me prends un bain, chose que je n’avais pas faite depuis des années. Ensuite, je regarde France 24 en boucle en bricolant des trucs sur Internet jusque vers 2h00 du matin.
1er avril
Météo : temps un peu grisouille le matin, puis soleil toute la journée, avec une température agréable...
Petit déjeuner somptueux : un buffet de 15 mètres de long qui contient tout ce dont on peut avoir envie pour son petit déjeuner, ou presque : je cherche le champagne… en souvenir d’un voyage à Vienne avec Sandrine.
C’est le grand jour, le jour de l’embarquement ! Je dois d’abord passer par la Police du port, qui contrôle l’immigration, et j’ignore ce qui m’attend : fouille à corps, prise des empreintes digitales ? J’angoisse un peu ! La réceptionniste de l’hôtel leur téléphone pour connaître les horaires d’ouverture et tombe sur un grincheux qui lui répond qu’il y a toujours quelqu’un ! Je suis à moitié rassuré et je décide de quitter l’hôtel à midi pour avoir une bonne marge jusqu’à 14h00, heure de l’embarquement.
La réceptionniste m’appelle un taxi et je tombe sur un marocain super-sympa qui roule comme un gangster dans une Mercedes bleu roi du dernier chic. Il m’amène chez les keufs et me dis de le rappeler quand j’aurais fini, pour m’amener au bateau.
Je m’attendais à la Gestapo version néerlandaise, je tombe sur un gros papy laconique, qui a de la peine à comprendre que je suis un passager, pas un membre d’équipage. Il se contente de marmonner en hollandais, puis finit par faire une copie de mon passeport. C’est tout ? C’est tout ! Bon, c était pas la peine de se faire un film, et pas la peine non plus de traverser la moitié de Rotterdam pour ça !
Je rappelle mon taxi marocain et en route pour le port, plutôt un des nombreux terminaux portuaires de Rotterdam, Beatrixhaven, le port de la reine Béatrice.
Je m’attendais à quelque chose d’énorme, je n’ai pas été déçu : le terminal, dans lequel on a pas le droit de rentrer à pied, est absolument gigantesque, et c’est un petit terminal ! Des dizaines de quais, des centaines de cargos de toutes grandeurs, des milliers de containers entassés à hauteur de 4 ou 5 éléments, sachant qu’un container fait exactement 9 pieds et 6 pouces de haut, ce qui représente environ 2m90, on arrive à des aguillages de 15 mètres de haut sur des dizaines d’hectares !
On ne rentre pas dans un port comme dans un moulin ! Nous sommes obligés de montrer patte blanche (encore une photocopie de mon passeport !!!), mon chauffeur palabre avec la sécurité du port, dont le représentant assez bas de plafond s’obstine à me parler en hollandais. Pour finir, il délivre un laisser-passer au taxi pour une heure et lui explique où se trouve mon bateau…
On roule quelques centaines de mètres et le chauffeur me laisse devant une barrière qui ne s’ouvre pas, malgré le laisser-passer. Je lui laisse un pourliche royal et je lui dis qu’à mon retour, je l’appellerai pour faire le trajet en sens inverse. Il est ravi et on se sépare avant que ça tourne à la séquence « émotions » !!!
Je suis apparemment dans une partie du port où il n’y a que des cargos de la compagnie Samskip, donc je ne suis pas loin du but ! J’avise un cheminement piétonnier coincé entre le bord du quai et les barrières qui m’empêchent d’aller folâtrer sous les grues géantes, et je m’engage là-dessus, en espérant que mon cargo n’est pas le dernier de la file… c’est l’avant dernier ! J’en ai remonté six (ils font à peu prè 140 mètres de long) en tirant ma valoche à roulettes sur ce sentier à peine goudronné. Et je suis devant le Samskip Express!
Le « vessel », comme disent les marins..
L’échelle de coupée est mise, mais je ne vois personne. Bon, j’ai plus d’une demi-heure d’avance, donc je me dis que je vais attendre 14h00 avant de monter, histoire de ne pas jouer le touriste intrusif! Un gars descend, me dis bonjour et continue son chemin. J’apprendrai quelques heures plus tard que c’est le capitaine.
Au bout d’un moment, un gars pointe son nez en haut de l’échelle de coupée et me demande si je suis passager. Avec ma Samsomnite et mes Reeban, je ne dois pas avoir l’air d’un marin, mais bon…. Il me fait signe de monter et appelle un autre gars, qui est l’officier en second, je le comprendrai plus tard, et qui me guide jusqu’à ma cabine. Il me donne rendez-vous vers 15h00 pour des explications de base sur la vie du navire.
Je prends possession de ma cabine, très confortable et plus spacieuse que ma chambre d’hôtel de la veille, car tout est optimisé. Les tiroirs sous le lit et les portes d’armoire ont des systèmes de fermeture automatiques, les portes peuvent se bloquer en position ouverte : ça laisse présager l’éventualité de quelques passages mouvementés !!!
J’explore un peu le coin et je finis au sommet de la passerelle, dans la contemplation de l’immensité du port et des mouvements tantôt saccadés, tantôt très harmonieux des gigantesques grues qui chargent le cargo.
Il y a plusieurs sortes de grues : certaines ressemblent à celles utilisées dans la construction, d’autres font plutôt penser à des arches de pont ou à d’énormes araignées métalliques; elles font probablement plus de 30 mètre de haut et se déplacent sur des rails, le long des quais. En même temps, un énorme système de pinces se déplace d’avant en arrière et attrape les containers de 32 tonnes comme si c’était des paquets de chips. Et avec délicatesse, déposent le container sur celui d’en-dessous, avec une précision de quelques centimètres, dans un système d’ergots « étudié pour ». Le tout à une vitesse stupéfiante : moins de trois minutes pour attraper un container et le poser sur un camion ou sur une pile à quai, ou l’inverse.
Le vacarme est formidable : claquement des pinces, grincement des énormes poulies, hurlement des klaxons à chaque déplacement de la grue, avertissements sonores quand le container approche du but, bruit de canon quand les pinces le lâchent, brâmées des grutiers dans des mégaphones ultra-puissants quand quelque chose cloche ou qu’un matelot traîne dans la trajectoire, ronflements et klaxons des camions qui attendent leur tour. A chaque container déposé, un puissant à-coup se répercute dans les entrailles du navire, et le fait rouler un brin…
Tout ce gigantesque jeu de lego ne se déroule pas au hasard : dans cet entassement de milliers de containers presque identiques, chaque container est identifié et répertorié, mais encore faut-il le charger dans l’ordre inverse du déchargement, pour éviter toute manipulation inutile.
Depuis le haut de la passerelle, je vois des containers, des grues, des cargos à perte de vue. On comprend que Rotterdam est le deuxième plus grand port du monde, et que plus de 90% du trafic international de marchandises se fait par voie maritime. Cette ruche monstrueuse ne s’arrête pratiquement jamais, la noria des camions qui arrivent et qui repartent rendrait fous nos écolos ! Moi j’adore cette ambiance de kermesse géante, ce bruit, ces odeurs de ferraille et de gazoil, ces sirènes et ces klaxons : on pense aux mines du roi Salomon ou à l’enfer de Dante.
La nuit, ça vit..
J’ai l’impression que les marins de ces cargos sont plus des manoeuvres que des navigateurs; d’ailleurs, ils passent plus de temps à charger et décharger le cargo qu`à naviguer, en tout cas sur cette ligne; le temps de navigation est pour eux plutôt un temps de repos relatif, alors que pour les officiers naviguant, j’ai l’impression que c’est le contraire.
Mon guide me retrouve à l’heure dite et j’apprends que je suis le seul passager pour cette traversée, ce qui m’enchante absolument. L’homme entreprend de me décrire l’essentiel du bâtiment et surtout, m’explique les différentes sonneries d’alerte et la conduite à tenir dans chaque cas : feu, préparation à l’abandon, abandon immédiat. Il me montre où sont les gilets de sauvetage, les vêtements de survie, les masques à gaz. Tout cela avec des grands rires qui se veulent rassurants. Je ne suis pas vraiment inquiet, sauf quand je vois la taille de la navette de sauvetage : je me dis qu’elle ne contiendra jamais tout le monde, mais bon tout le monde ne peut pas s’en sortir, non plus… Il me montre aussi les différents ponts, m’explique quelques règles de comportement et pour finir m’amène au mess des officiers où je prendrai mes repas.
Comme j’ai compris les horaires, je descends au mess à 17h15. Je suis seul et je m’apprête à remonter, mais le cuistot me harponne. J’essaie de lui expliquer que je vais attendre les officiers, mais il me dit qu’ils ont beaucoup de travail et qu’ils viendront plus tard!
Il est philippin, bien entendu, et gentil comme tout : un vrai personnage de film. Quand je lui dirai plus tard que nous avons le même âge, ça le fera rire pendant un bon quart d’heure!
Il me sert une assiette débordante de purée, de petits pois et d’une viande en sauce que j’identifie comme étant du rôti de boeuf, disons de vieux boeuf un peu nerveux, anxieux même! Mais c’est bon, la purée faite maison est délicieuse. Sur la table, des assiettes de salade non assaisonnée (chacun fait sa sauce, comme en Italie), de la charcuterie, du fromage, des fruits, du gâteau genre kouglof : on va pas mourir de faim !
Arrive un gars en tenue de travail – ils ont pour la plupart des tenues oranges genre chantier – qui doit être un quartier-maître ou quelque chose de ce genre. Il me dit juste bonjour et Mahlzeit, comme disent les allemands pour vous souhaiter bon appétit, s’asseye et attaque l’assiette que le cuistot lui amène. Arrive un deuxième bonhomme, dont je n’arrive pas à définir la fonction. Sur le moment, j’ai pensé que c’était le pilote, mais je crois que c’est un officier qui terminait son tour, car je ne l’ai plus revu. J’ignore pourquoi il a droit à une sorte de truite – c’était bien une truite, je l’ai vérifié deux jours plus tard.
Arrive le grand gars que j’avais croisé quelques heures plus tôt sur le quai : il se présente en disant I am the captain, je lui réponds Jean-Luc Favre, nice to meet you ! Sans plus attendre, il attaque son assiette. Dans la marine allemande, on mange sans rigoler et sans parler beaucoup; ils échangent quelques mots sur le boulot, les horaires, le temps…
Après la tournée de rôti-purée, ils s’envoient de solides tartines avec du beurre, de la charcuterie et du fromage, arrosées de jus de fruit et de café. On ne sert pas d’eau, de vin ou de bière avec les repas sur les cargos allemands, je le savais déjà. Perso, j’ai essayé le jus de pomme, mais il est trop sucré, je me suis donc mis au thé.
Le capitaine est allemand, mais je me garde bien de parler en allemand avec lui, je préfère en rester à l’anglais, nous sommes plus à égalité. Il s’inquiète de savoir si j’ai bien passé au bureau de l’immigration, car, dit-il, les sanctions sont sévères (amende pour le contrevenant et pour le bateau) et les conséquences ennuyeuses, car une fois identifié comme ayant eu des problèmes avec l’immigration, on est fiché dans tout l’univers de Schengen pour le restant de ses jours et ennuyé à chaque passage de frontière.
J’en doute un peu, mais je le rassure et lui confirme qu’au retour, j’y repasserai comme convenu.
A part ça, il a un peu le physique de Michel Bühler, et il a l’air d’un bon type.
En quittant la table, je passe la tête par la porte de la cuisine et je remercie le cuistot en lui disant que c’était très bon. Il me fait entrer, me demande mon nom, me fait un immense sourire : on est pratiquement déjà de vieux potes !
/-/
Il est 20h15, le soleil commence à se coucher, mais ça dure une éternité, car les Pays-Bas, c’est bas et c’est plat. Il semble que nous allons appareiller vers 2h00 du matin et j’ai entendu le capitaine dire que tout le monde devait être à bord à 22h00.
Quand je vois s’empiler les containers sur le pont, je comprends que tôt ou tard, mon hublot sera bouché; en fait, pour cette fois, c’est une crainte vaine, je continue à voir la mer à gauche et à droite, pour l’instant. La nuit, le ballet des grues devient carrément une féérie.
2 avril
Météo : grand beau brumeux, vent frais dès qu’on est en mer...
Je me suis réveillé à 2h00 pour vivre le départ. D’abord quelques slaloms dans le port, puis une pause pour charger quelques pipe-lines sur un autre terminal et enfin le vrai départ.
Je regarde la manoeuvre depuis le pont inférieur et j’entends une voix qui me hèle : c’est le capitaine qui me demande de monter sur la passerelle : je me fais les 4 étages à donf et je me pointe vers lui. Il m’explique que je suis le bienvenu sur sa passerelle et que je peux aussi entrer dans le cockpit (la partie fermée) pour autant qu’il y ait quelqu’un à l’intérieur : en effet, les machines tournent 24/24 et il ne faudrait pas qu’un maladroit appuie sur le mauvais bouton! Je ne dois pas gêner la manoeuvre et ne pas me trouver dans ses pattes quand il a besoin de bouger, par exemple au moment des accostages.
C’est trop génial ! Je reste dans le cockpit, nous sommes rejoints par le second et la sortie du port commence à très petite vitesse, il est 3h30. Je reste dans mon coin sans un mot jusqu’à 6h00. Ils sont hyper-attentifs, car il y a des navires qui circulent partout, et dans cette multitude de lumières, il semble difficile de distinguer celles qui bougent… Ils échangent quelques mots de temps en temps et parlent brièvement à la radio avec les contrôleurs du trafic. Petit à petit, les lumières deviennent plus rares et vers 5h30, nous sommes vraiment en pleine mer.
Je suis assez fatigué et je redescend dans ma cabine par l’escalier intérieur, qui mène au pont du capitaine (ma cabine est un pont au-dessous de celle du capitaine). C’est un privilège qui m’évite de descendre 4 étages à l’intérieur et d’en remonter 6 à l’extérieur pour arriver à la passerelle, et l’inverse pour la quitter ! Mais je ne peux faire ça que lorsque je suis sûr qu’il y a quelqu’un dans le cockpit, c’est à dire quand le cargo est en marche.
Je comprendrai quelques heures plus tard que j’ai le droit d’utiliser les portes qui donnent sur l’escalier extérieur depuis chaque pont; j’avais crû comprendre qu’on ne devait pas les utiliser, mais la vérité c’est qu’elles doivent rester fermées en permanence, pour des raisons de sécurité. Elles sont lourdes et difficiles à ouvrir, c’est un système de levier assez dur, mais une fois qu’on a trouvé le truc et qu’on a compris qu’il faut vraiment y aller à fond, ça va tous seul.
Il est 6h00, je réussis à ne pas m’endormir vraiment, histoire de ne pas rater mon premier petit déjeuner. en mer. Un vrai petit déjeuner d’homme : oeufs, saucisses, charcuterie etc… Point de biscottes ni de confitures maison ! Je remonte dans ma cabine et dodo, je suis naze.
En mer..
/-/
Je me suis réveillé vers 11h30, ça m’a fait du bien de dormir un peu. Il fait grand beau, brumeux et nous sommes en pleine mer. Je m’équipe et je monte sur la passerelle; le capitaine est seul et m’accueille gentiment, nous échangeons quelques mots. Très sympa, il répond à mes questions de novice et m’explique les principaux instruments. A l’entendre, conduire ce vaisseau (ils disent tous wessel pour désigner un cargo) est moins difficile que conduire un vélo. C’est vrai que la barre est en réalité un joystik plus petit qu’un stylo !
On avance dans une sorte de jour blanc brumeux, duquel émerge de temps en temps un autre navire. C’est magnifique, c’est vraiment ce que j’attendais en terme de sensations; évidemment, même par ce temps assez radieux, les embruns me fouettent le visage… et les neurones.
Les liaisons commencent à être difficile : j’ai du réseau, par moment, tantôt anglais, tantôt français, un SMS avec Sandrine arrive à passer de temps en temps, on a même pu échanger quelques mots au téléphone. On approche du black out total, qui va certainement durer 24 heures au moins.
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Pas de repas de midi, aujourd’hui, ni de souper : c’est le jour du barbecue ! Chaque année, aux environs de Pâques, le capitaine offre un barbecue à l’équipage, plus ou moins en liaison avec cette fête, bien qu’elle ne signifie probablement pas grand chose pour les membres d’équipage : certains philippins sont probablement musulmans, les russes, s’ils ont la foi, doivent être orthodoxes et le capitaine, allemand, est probablement protestant, mais peut importe, c’est le barbecue de Pâques !
Le lieux des festivités est le pont n° 2, juste au-dessus des énormes remous provoqués par les hélices; c’est à l’arrière du navire, donc à l’abri du vent, mais on est en pleine mer, donc chacun est chaudement habillé. Dans la marine marchande, on ne fait pas les choses à moitié, c’est donc un cochon de lait entier qui est mis à la broche, plus des montagnes de saucisses sans porc et de cuisses de poulet pour ceux qui ne mangent pas de cochon. Une équipe de matelots s’est mise à la tâche quelques heures plus tôt, et vers 15h00, nous attaquons en commençant par 2 ou 3 bières par personne, histoire de faire le fond.
En plus des grillades, il y a un énorme buffet de salades, des piles de tranches de pain perdu et une bassine de salade de fruits à la crème anglaise…. Le cochon de lait est absolument délicieux, on mange comme des goinfres. Tout le monde se marre quand je réclame une oreille…
Le barbecue de Pâques !
Cette gastronomie germano-philippine est vraiment étrange : pris séparément, les plats sont bons, c’est leur assemblage qui donne quelquefois des résultats surprenants!!
Barbecue ou pas, la hiérarchie est respectée : les officiers et moi mangeons assis à une table dressée là pour l’occasion, les matelots mangent debout, et tout le monde semble trouver ça normal. On passe vraiment un moment très sympa.. et très arrosé. Curieusement, on fait descendre le repas avec de la bière (beaucoup de bière).. mais le commandant, qui a amené deux bouteilles de vin, ne les ouvre qu’après que tout le monde a fini de manger; il est très fier d’avoir payé 4 euros pour son vin, qui est un vrai vin de travailleur de force ! Il me rappelle le Sidi Brahim qu’on buvait quand on faisait de la spéléo, et qui nous donnait vraiment l’impression d’être des hommes.
Les festivités se terminent vers 17h00; je regagne ma cabine légèrement éméché : une sieste s’impose… je me réveille 3 heures plus tard.
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Vers 21h00, je monte sur la passerelle. Le ciel est un peu couvert, et le cargo tangue un peu : la mer est calme, mais c’est le navire qui avance assez vite et qui provoque le tangage. De temps en temps, on voit les lumières d’un navire qu’on dépasse ou qui s’éloigne par le travers, mais en gros, tout le monde semble aller vers l’ouest ou retourner à l’est : la Manche est vraiment une autoroute.
Malgré le ciel légèrement couvert, on voit des milliers d’étoiles : les astronomes amateurs de nos villes trop éclairées deviendraient fous ici !
Vers 22h00, je descends au mess boire une tasse de thé. L’ingénieur en second, un ukrainien d’une quarantaine d’années est en train de regarder un math de foot à la télévision. On commence par parler foot, mais je lui dit que ça ne m’intéresse pas et que je n’y connaît rien du tout; il me demande alors ce que je pense de la situation politique en Ukraine : j’y vais molo, mais je me rends compte qu’il pense comme moi que si les habitants de la Crimée veulent être russes, grand bien leur fasse. C’est un type modéré qui ne demande que ce que veulent tous les hommes de la Terre : vivre sans histoire dans un pays en paix, gagner de quoi élever ses deux filles et choyer sa femme. Il est très content de gagner 3’000.-$ comme ingénieur en second, ce qui fait de lui un homme riche à l’échelle ukrainienne : son épouse est sage-femme et gagne 200.-$, juste de quoi payer le pain, précise-t-il.
Tous ces types sont plutôt sympas, mais ils ne comprennent pas vraiment ce que je fais à bord. Pour eux, payer 1000.-€ juste pour vivre à bord pendant 8 jours, ça ressemble probablement à une douce folie…. Il n’y a que le capitaine, qui lui a une vraie passion pour la mer et la navigation, qui comprenne ce qu’un voyage comme ça peut signifier. Mais c’est aussi amusant de passer pour un doux dingue….
Le match se termine, Real a gagné 3 à 0 contre Dortmund, l’ingénieur en second s’en fout, il aime les deux équipes ! Je remonte dans ma cabine. Je reçois un SMS de Sandrine, je tente de l’appeler et ça marche : on peu discuter une vingtaine de minuteS et soudain, la liaison est coupée. Ces technologies modernes sont à la fois géniales et totalement asservissantes, mais bon, on va pas se la jouer Amisch… Je bouquine un moment et dodo.
3 avril
Météo : grand beau brumeux, mais assez frais.
Réveil pour le petit déjeuner, que je prends seul. J’ai du mal à comprendre quand mangent les autres, mais je comprends en tout cas qu’ils mangent très vite ! J’explique au cuistot que dorénavant, je ferai l’impasse sur le repas de midi, car trois repas d’ogre par jour, c’est trop pour moi.
On est en plein océan, il fait beau et il n’y a rien ! On voit la rondeur de la Terre de tous les côtés, c’est absolument magique. De temps en temps, on aperçoit un navire au loin, qu’on dépasse en général en une dizaine de minutes. Nous naviguons à 8.5 nœuds, – environ 16 km/h – ce qui est rapide pour un porte-containers, mais pas très économique. Mais nous avons un horaire à tenir, m’explique le capitaine, car d’autres cargos attendent nos containers, par exemple à Dublin.
Je passe la journée à faire des allers-et-retours entre ma cabine, la passerelle et le cockpit, car il fait froid dehors, au bout d’un moment. Je teste mes jumelles neuves sur les rares navires que nous apercevons, puis sur les côtes brumeuses de l’Irlande, qui se dessinent petit à petit. Vers 15h00, nous accostons à Dublin; je réalise que j’ai du réseau téléphonique, j’envoie un SMS à Sandrine, qui m’appelle aussitôt et nous parlons un long moment au téléphone.
Visite de la douane irlandaise : une immense blonde presque aussi grande que moi et qui doit peser pas loin de 90 kg. Elle fouille un peu ma cabine et mes bagages et je comprends que pour elle, passer des vacances sur un cargo marchand, ça semble un peu bizarre : elle me demande plusieurs fois ce que je fais et je suis obligé de lui montrer ma liseuse et mon carnet pour lui prouver que je suis bien un touriste ! Et pourtant j’ai un passeport suisse : j’imagine le touriste portugais ou croate !
Malgré les invites pressantes de la « douanière », qui me fait une pub d’enfer pour la capitale, je renonce à descendre à terre : pas envie de faire la tournée des bars à touristes en 3 heures, comme font les Japonais chez nous ! D’autant qu’entrer et sortir des ports n’est pas une mince affaire : on a pas le droit de se promener à pieds, il faut donc appeler un taxi et passer les contrôles de sécurité, qui n’ont pas tellement le sens de l’humour… Je reste donc à bord, et je m’occupe à lire, à écrire mon journal, à contempler les manœuvres de déchargement et de chargement, toujours aussi spectaculaires, même si Dublin est un tout petit port, comparé à Rotterdam.
Charger et décharger..
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Souper vers 18h00, seul au début, rejoint par un officier ensuite. Le cook nous sert les mêmes petits pois et carottes surgelés que l’avant-veille, avec la même purée de pommes de terres, mais cette fois, avec une truite au bleu ! Venir jusqu’à Dublin pour manger de la truite, c’est un comble ! Quand je lui dit ça, le cook est presque vexé et je finis par comprendre que le poisson de mer, c’est pour l’équipage, mais que les officiers, eux, mangent des truites ! Il me montre dans sa cambuse un congélateur rempli de truites et de filets de poulets ! Derrière la truite, je m’envoie un morceau du cochon de lait froid, c’est délicieux !
Lecture (je dévore des polars suédois crépusculaires de Camilla Läckberg, ainsi que « Jacques Coeur », l’histoire d’un marchand français au début de la Renaissance : tout à fait indiqué, car c’est l’histoire romancée d’un grand voyageur et d’un des premiers « européens ») jusque vers 22h30, où j’ai Sandrine au téléphone : c’est étrange de se sentir à la fois si près et si loin…
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23h40 : je vais descendre au mess me faire un thé avant de dormir. Il semble que le départ aura lieu vers 3h00 : si les vibrations des machines me réveillent, je monterai sur la passerelle pour assister à la sortie du port…
4 avril
Météo : maussade, petite brise glacée, crachin.
Les vibrations des moteurs ne m’ont pas réveillé, ce qui est plutôt bien, en un sens : je m’acclimate sans problème à la vie de marin ! Je me suis donc réveillé vers 7h00 pour prendre le petit déjeuner. Nous sommes de nouveau en plein océan, nous longeons la côte sud-est de l’Irlande, mais sans la voir, en direction de Waterford, un petit port de campagne mondialement connu pour son industrie du cristal.
Il fait un temps maussade et la mer se forme, avec des petits creux d’un 1.5 mètre; je suis déjà obligé de me tenir aux barres pour avancer, et le pont est humide et glissant. Mais les sensations sont magnifiques et intenses, je suis vraiment heureux de m’être offert cette virée. Je vais bouquiner un moment et ensuite, je monterai sur la passerelle, avec bonnet et gants, car il fait plutôt frais et les embruns sont piquants.
Nous arrivons à Waterford vers 10h30. C’est effectivement un tout petit port, il y a un seul quai et la place pour 2 ou 3 navires seulement, mais il y a quand même deux grues géantes. L’arrière-pays doit être fortement industrialisé, on voit des cheminées partout à l’horizon : les cristalleries, je suppose.
Les manœuvres de chargement et déchargement des containers commencent aussitôt. Je descends à terre un quart d’heure pour prendre des photos du Samskip Express en entier, ce que je n’avais pas pu faire jusque-là. J’en profite aussi pour me doucher, car la douche quand le navire roule et tangue est un exercice relativement périlleux pour les novices.
Le reste de la journée se déroule selon ce qui commence à devenir une routine : lecture, écriture, chant, téléphone avec Sandrine, virées sur la passerelle, photos, repas à 17h15 (aujourd’hui : pizzas surgelées, pas pires que celles qu’on se fait quelques fois chez nous, les jours de flemme…).
Appareillage à 22h00. Je monte sur la passerelle pour admirer la manœuvre, mais il est impossible de tenir plus d’un quart d’heure à l’extérieur : vent, crachin, même du grésil par moment. Je m’adosse un moment à la cheminée, vaguement tiède et à l’abri du vent et des embruns, mais les basses fréquences générées par les machines sont trop fortes à cet endroit, j’ai mal au coeur et aux oreilles. Je descends sur un pont inférieur, qui donne sur l’arrière, et où l’on est relativement à l’abri. Vers 23h00, je retourne dans ma cabine : un long téléphone avec Sandrine, puis une bonne heure de chant (le requiem), puis lecture et dodo !
5 avril
Météo : grisouille et assez frais, mais pas de pluie… Dégradation dans la soirée.
Réveil vers 7h00, descente au mess pour le petit déjeuner. Le cook est hilare, parce qu’à la place de deux oeufs sur le plat habituels, il m’a fait une omelette. Il m’explique que les autres ne veulent que des oeufs sur le plat, et qu’il en a marre de ne cuisiner que ça au petit déjeuner, alors si je veux bien, il me fera de temps en temps des oeufs brouillés ou une omelette. Il est ravi que je sois d’accord et je l’entends se marrer dans sa cuisine…
Nous accostons à Cork, un gros village perdu au fond des méandres interminables de la Lee; il paraît que c’est le plus grand port naturel au monde, après la baie de Sidney. En tout cas, c’est très joli, un petit bourg irlandais coupé en deux par une grosse rivière, je devrais dire un fleuve, puisque la Lee finit dans la mer. C’est samedi matin, le club d’aviron local s’entraîne à fond, il y a une multitude de bateaux, du skiff au huit de pointe, et même des yoles pour les débutants. Les entraineurs, sur des canots à moteur, tournent dans tous les sens et semblent engueuler tout le monde sans arrêt, mais ce sont peut-être des encouragements…. Il fait gris et frais, le ciel est très bas, mais il ne pleut pas : exactement le temps qu’on imagine en Irlande, et que j’adore !
Cork.
Toute la journée, je cours après l’ingénieur en chef, qui a promis de me faire visiter la salle des machines. Cette visite ne peut avoir lieu qu’au port, car quand les machines tournent à fond, en mer, le bruit et les vibrations sont tels que le capitaine – ou la compagnie – refuse de prendre le risque de laisser des passagers descendre dans la salle des machines. Or cette escale est la dernière, donc je décide faire le forcing. Je réussis à le coincer deux ou trois fois dans la journée, mais ce n’est jamais le bon moment ! Enfin, vers 18h30, il m’appelle dans ma cabine et me dit que si je veux voir les machines, c’est maintenant.
Je n’y connais pas grand chose en moteurs, a fortiori en moteurs de bateaux, mais je suis sidéré par la grosseur de celui-là, et par la puissance qui s’en dégage : 52’000 cv, si j’ai bien compris. Même lorsqu’il tourne au ralenti (on ne l’arrête jamais), le vacarme est insupportable sans les « Mickey mouse » – c’est ainsi que l’ingénieur appelle les protèges-oreilles -. En fait, ce raffut de fin du monde est une addition de dizaines de bruits particuliers : frottements, chuintements, sifflements, grincements, claquements, ronflements, rugissements, raclements, halètements, j’en passe et des plus sonores. Ajoutez à cela une chaleur de hammam, une entêtante odeur de graisse chaude, des trépidations et des secousses de toutes sortes, et l’impression que tout pourrait exploser à tout moment. C’est à la fois monstrueux et fascinant. Je prends quelques photos et des vidéos, mais je crois qu’elles auront beaucoup de mal à restituer cette ambiance dantesque. Chose étonnante, toutes cette formidable mécanique est d’une propreté absolue : rien ne traîne, pas un outil, pas un chiffon, pas une tache de cambouis; ça fait penser à ces Harley-Davidson bichonnées par leur propriétaire….
Salle des machines.
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19h30 : les amarres sont larguées, je monte dans le cockpit pour admirer la manoeuvre de départ, car le cargo doit faire un tour sur lui-même pour redescendre la Lee et retourner à la mer : c’est tout à fait spectaculaire. Un pilote est monté à bord pour nous guider dans l’étroit chenal : dans la nuit tombante, la brume et le crachin, nous slalomons d’une bouée à l’autre, passant à gauche des bouées rouges, restant à droite des bouées vertes… j’ai beau avoir une totale confiance dans le capitaine et dans le pilote, je suis quand même un peu tendu, et je scrute la nuit avec plus d’attention que d’habitude, alors que le pilote nous raconte en rigolant comment un cargo anglais s’est envasé la semaine précédente en sortant malencontreusement du chenal. Nous sortons enfin de l’estuaire vers 21h30, et le pilote nous quitte en sautant dans une vedette qui nous remontait depuis quelques minutes : il a encore un cargo à conduire au mouillage dans l’autre sens, soit deux heures de navigation environ pour retourner à Cork.
Nous attaquons la pleine mer, et le temps commence à se gâter assez sérieusement. Nous prenons un vent d’ouest par le côté, et le roulis devient assez prononcé. De retour dans ma cabine, je range dans les tiroirs tout ce qui peut glisser de la table ou tomber. Je mets mes bouteilles d’eau dans le lavabo de mon cabinet de toilette et j’attache la chaise au bureau (il y a d’ailleurs une sangle prévue exprès pour ça). J’ai du mal à écrire et mon ordinateur glisse sur le bureau : je le range dans sa house dans le tiroir sous ma couchette; tout ce que je peux faire, c’est lire, en me calant sur ma banquette. Je me mets au lit, en me demandant si je vais arriver à m’endormir : sur le côté, c’est exclu, je roule bord sur bord : je me mets au milieu de la couchette, les bras en croix et les jambes un peu écartées… et je finis par m’endormir dans cette position de crucifié.
6 avril
Météo : maussade en début de journée, puis le beau s’installe petit à petit. Bon vent d’ouest.
Je me réveille vers 7h00 et je traîne au lit jusqu’à 7h40 avant de descendre au mess. Le cook m’a fait des oeufs brouillés, ce matin ! Le chef ingénieur et l’ingénieur en second, le russe et l’ukrainien sont là et finissent leur café en regardant la télé russe. Quand je mets en route la bouilloire pour me faire mon thé, les fusibles pétent ! On se marre comme des bossus, on essaie encore un coup : rebelotte ! On comprend que c’est la télé ou la bouilloire, mais pas les deux en même temps ! Ils me laissent faire mon thé, en me disant que de toute façon, la tv russe ne vaut pas un clou (c’est une traduction édulcorée de leurs propos). Ils s’en vont au bout de quelques minutes, je mets CNN et je me tape les recherches infructueuses sur l’avion disparu des Malaysian Airlines : des parents en pleurs, des officiels qui ne savent plus quoi dire… démoralisant !
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Lecture et écriture dans ma cabine, petite ronflette, sortie sur la passerelle vers 11h30 : la mer est un peu plus calme que la nuit précédente, il ne pleut plus, le temps se remet au beau petit à petit. Nous avons bifurqué en direction de la Manche, nous prenons maintenant le vent de 3/4 arrière, c’est moins gênant que de côté. Je fais quelques vidéos pour illustrer le roulis, mais ce n’est pas très spectaculaire. Tentative de liaison téléphonique avec Sandrine, mais ça passe très mal, nous sommes encore trop loin des côtes françaises.
Après le souper, une heure et demie de lecture – je n’arrive pas à lâcher ces polars suédois – puis je fais une sortie sur la passerelle et sur le pont inférieur – on sent moins le vent – pour regarder tomber la nuit sur l’océan. Le ciel est dégagé, la mer est un peu plus calme, c’est magnifique. Dans le crépuscule, nous dépassons lentement plusieurs navires, dont une énorme plateforme mobile escortée par deux remorqueurs : elle est éclairée comme un sapin de Noël. Au bout d’une heure et demie, je suis quand même frigorifié, bien qu’il ne fasse pas très froid, mais le vent est encore relativement soutenu, je descends au mess me chercher un café. Plus tard, j’appelle Sandrine quand je me rends compte que j’ai du réseau français.
Je finis mon polar – j’avais trouvé le coupable depuis un bon moment – vers 1h30, et je me couche pour ma dernière nuit à bord.
7 avril
Météo : couvert et frais
Quand je me réveille vers 7h00, nous sommes à quai à Rotterdam, et la valse des grues a déjà commencé. Je descends prendre mon petit déjeuner, que je partage avec l’ingénieur-chef. Il mange des cornichons avec ses oeufs, préalablement arrosés de ketchupp ! Une gastronomie d’avant-garde !
Je prépare mes bagages et je bouquine en attendant la visite de la douane et de l’immigration. Vers 10h00, un des officiers m’appelle au téléphone : les fonctionnaires de l’immigration veulent me voir. Je descends au bureau. C’est une pièce qui est située en bas du château arrière, et qui donne sur le pont inférieur; quand le navire est à quai, c’est le seul passage possible pour entrer et sortir du château, car les portes qui – à chaque étage – donnent sur les escaliers extérieurs, sont fermées à clé tant qu’on est au port. Un officier est toujours de permanence dans cette pièce, qui est aussi une salle des cartes et de la navigation, si bien qu’il peut surveiller qui entre et sort du bâtiment.
Les types de l’émigration – que les hollandais appellent poétiquement les policiers de la mer – m’interrogent longuement sur mon origine, comment je suis arrivé à Rotterdam, ils notent tout, mon horaire d’avion, l’adresse de mon hôtel. Ils sont un peu soupçonneux, et me font remarquer que mon passeport est neuf ! Ben oui, je l’ai fait faire exprès pour ce voyage ! Ils finissent par me lâcher les baskets quand je leur explique que je vais rester deux jours à Rotterdam et que je leur montre ma réservation d’hôtel… Du coup, je n’aurai pas besoin de passer au bureau de l’immigration en ville.
Je descends mes bagages et je fais mes adieux aux membres de l’équipage que j’arrive à trouver : deux officiers, le cook et quelques matelots, les autres dorment ou sont descendus à terre. Le capitaine dort, il a piloté toute la nuit : je charge l’officier de quart de lui dire au revoir pour moi, j’espère qu’il a compris ! Je descends sur le quai et je reprends en sens inverse le passage entre les navires et les rails des grues géantes que j’avais parcouru une semaine plus tôt. Sur le quai, je me retourne et je prends une dernière photo du Samskip Express, sagement rangé contre le quai, avec une barge-nourrice qui le ravitaille en mazout. Je traverse les docks en direction de la sortie, en faisant très attention aux camions qui roulent comme des malades, et aux tracteurs géants qui voient à peine les piétons…
Je me sens tout drôle d’être à terre, j’ai comme l’impression d’avoir quitté mon nid…
Demain sera consacré à un peu de villégiature à Rotterdam, et ensuite, retour à Genève….